CHAPITRE XII

Une série de coups sourds le tira de sa torpeur. Puis une voix lui parvint de très loin, de l'autre bout du monde : — Monsieur Swain, monsieur Swain ! Ici l'inspecteur Neville, de Scotland Yard. Ouvrezmoi ! Je sais que vous êtes là. Si vous refusez de m'ouvrir, je vais être obligé de faire enfoncer votre porte.

Michael Swain entrouvrit les yeux avec une peine infinie. Un brouillard dense flottait autour de lui, remplissait son bureau, changeait la forme des objets, modifiait les perspectives.

Pendant quelques instants, il crut qu'il se trouvait encore dans la chambre de Veronica... Mais non, il était bien chez lui, devant ses instruments, le casque à électrodes enfoncé sur la tête.

Il dut s'y reprendre à trois fois pour l'enlever.

Puis il sortit de son fauteuil et, d'un pas titubant, se dirigea vers la porte-fenêtre et, eu se dissimulant derrière le rideau, jeta un coup d'œil audehors. Oui, ils étaient bien là, les envoyés du réel, et en force ! Michael entrevit des hommes en uniforme, l'arme à la ceinture, un fourgon de police sur le toit duquel un phare tournoyant lançait des éclairs bleutés dans le crépuscule ; plus loin, une ambulance, d'autres hommes en blouse blanche...

Allons ! Ils avaient tout prévu, et même de devoir l'emporter, ligoté sur une civière, jusqu'à l'hôpital psychiatrique le plus proche. La maison devait être encerclée. De nouveaux coups ébranlaient la porte d'entrée. La voix de Neville, amplifiée par un mégaphone, l'interpellait de plus belle : Swain ! Ici la police ! Je vous donne l'ordre d'ouvrir ! J'ai des questions à vous poser à propos de la mort du docteur Gibbson. Ceci est ma dernière sommation...

Michael Swain revint vers son bureau en se tenant aux murs. La porte d'en bas ne résisterait pas longtemps. Et ils se précipiteraient aussitôt vers le premier étage, ils entreraient dans son bureau, s'empareraient de lui et de ses instruments, ses drogues, son magnétoscope, ses films... Ils mettraient leurs sales pattes sur ses rêves et ceux de Gibbson et ils l'enfermeraient, lui, dans une de leurs cellules capitonnées.

— Mais ils ne m'auront pas, dit tout haut Michael Swain ; je vais fuir avant qu'ils n'arrivent...

Fuir où ? Il ne se posa même pas la question car il n'y avait qu'une réponse possible. Encore fallait-il les arrêter, les retenir assez longtemps pour qu'il puisse prendre cette issue... Et les films, les rêves ? Pas question de les leur laisser, de leur permettre de se repaître de ses secrets, de tout ce qui avait été le plus précieux de son existence depuis quelque temps ! Donc la solution était claire, simple, évidente...

Une soudaine énergie l'envahit, ses gestes redevinrent assurés, efficaces. Il commença par empiler, devant la porte de son bureau, tous les meubles qui se trouvaient dans la pièce. Puis il posa, à proximité, une corbeille à papier qu'il remplit de feuillets épars, de dossiers déchirés, des pages arrachées à son journal intime et arrosa le tout avec le contenu de la lampe à alcool sur laquelle il s'était cuisiné ses repas. Il tira son briquet de sa poche, l'alluma, l'approcha de la corbeille.

La flamme qui s'éleva aussitôt fut si haute, si forte qu'il dut faire un saut en arrière pour ne pas être brûlé. Il s'élança vers les piles de cassettes posées un peu partout, se mit à les dévider et jeta par poignées les rubans magnétiques sur le brasier qui s'étendait peu à peu. Il regarda les films se tordre et fondre dans les flammes en dégageant une fumée blanche et âcre. Mais ce n'était pas assez rapide. Il n'avait plus le temps de faire brider les bobines une à une. Alors il en prit une poignée à deux mains et la lança dans le feu. Elles ne flamberaient peutêtre pas toutes. Mais la chaleur suffirait à effacer les images qui s'y trouvaient contenues, cette chaleur de plus en plus intenable...

Michael Swain crut entendre, en bas, un craquement de bois suivi d'un bruit de verre brisé. Ils venaient sans doute d'enfoncer la porte, peut-être même une fenêtre. Des pas résonnaient sur les marches de l'escalier. La voix de Neville l'appelait une fois de plus, toute proche : -Swain ! Au nom du ciel, qu'est-ce que vous êtes en train de faire ?

—Il a dû mettre le feu là-dedans, inspecteur, dit une autre voix ; et la porte est bloquée.

—Appelez les pompiers, vite ! ordonna Neville ; qu'ils prennent la grande échelle pour atteindre la fenêtre du bureau...

Je crains qu'il ne soit trop tard, inspecteur...

Michael Swain eut un sourire de triomphe.

Oui, le temps qu'ils arrivent et il serait très loin, si loin que jamais ils ne pourraient le rattraper.

-Swain ! cria Neville avec une angoisse évidente ; si vous restez dans votre bureau, vous allez mourir brûlé vif ou asphyxié ! Ouvrez votre fenêtre, Swain ! Réfugiez-vous sur le balcon !

Nous allons essayer de trouver une couverture assez grande pour que vous puissiez sauter dedans...

Michael Swain eut un nouveau sourire. Les imbéciles ! Croyaient-ils vraiment qu'il voulait sauver sa vie à tout prix ? Comment ne comprenaient-ils pas qu'il ne voulait plus de cette vie-là, qu'il en cherchait une autre ? Et le moment était venu de faire ce qu'il fallait pour la découvrir.

Car l'incendie prenait de plus en plus d'ampleur.

Les flammes, maintenant, atteignaient le plafond et dégageaient une fumée irrespirable.

Ruisselant de sueur, suffoquant, presque aveuglé, Michael Swain se dirigea vers l'endroit où il avait rangé les flacons de Gibbson, les déboucha et en avala le contenu, un à un.

Quand il eut vidé le troisième, une nausée lui tordit le ventre et il faillit tomber. Il s'adossa au mur et, les yeux fermés, porta le quatrième flacon à ses lèvres. D parvint à en ingurgiter la moitié et, soudain, il eut l'impression que quelque chose éclatait dans sa tête. Des myriades d'étincelles lui traversèrent la cervelle, l'éblouirent... Ou étaient-ce les flammes qui s'approchaient de lui en grondant ? Il tomba à genoux, les poumons dévorés par une chaleur d'enfer, toussa à plusieurs reprises, eut un râle sourd, s'affala sur le côté et demeura inerte.

Mais il ne perdit pas conscience. Il eut seulement l'impression d'être traversé tout entier par une secousse légère qui le détacha de lui-même et de se mettre à flotter au-dessus de son corps.

En même temps, les sensations de brûlure et d'étouffement disparurent. Il rouvrit les yeux...

et se vit, tassé sur le sol, léché par les flammes dont il suivit la progression avec une curiosité détachée. Ses vêtements prenaient feu à présent, puis ses cheveux, mais il n'en éprouva aucune douleur.

Quelque part, le ululement d'une sirène s'approchait, s'arrêtait sous ses fenêtres, des cris retentissaient. Michael Swain aperçut une ombre casquée qui surgissait de l'autre côté des carreaux, braquait sur eux le jet d'une lance. Le verre éclata aussitôt, un torrent d'eau se répandit dans la pièce, rejaillit sur la forme inanimée au-dessus de laquelle Michael Swain continuait à flotter.

« Trop tard ! pensa-t-il ; je leur ai échappé... »

—Tu ne leur as pas entièrement échappé, dit une voix.

Mais ce n'était vraiment pas une voix comme celles qui criaient des mots confus au-dessous de lui, dans la pièce. Ce n'était guère plus qu'un souffle venu d'une distance infinie, le même souffle qui l'avait détaché de son corps et l'emportait il ne savait où.

Maintenant, il avait quitté la pièce et la maison. Il eut le temps de voir d'énormes nuages de fumée s'échapper du toit, de minuscules silhouettes s'agiter dérisoirement sur le sol. Puis cela aussi disparut, en même temps que la prairie, la rivière et ses saules, les collines et leurs frondaisons rousses, le ciel sombre piqueté d'étoiles naissantes.

Il n'y eut plus rien que ce souffle, de plus en plus puissant, de plus en plus rapide, l'impression de traverser des espaces colossaux, un océan de brume. « Où vais-je ? » pensa-t-il.

—Là où l'on t'attend, répondit le souffle.

—Suis-je mort ?

Le souffle ne répondit pas. Et Michael Swain cessa de penser.

Il y eut une vibration sourde puis une lumière d'or pâle qui s'étendait lentement. Ce n'était pas une aurore puisqu'elle émanait de tous les points de l'horizon à la fois mais plutôt une sorte d'embrasement lent et régulier où des sons mêlés de couleurs passaient en tourbillonnant. Des formes naquirent, indécises, changeantes. Des cubes se muaient en sphères, des esquisses de forêts devenaient des ébauches de lacs. Une colonne cristalline jaillit très haut, se mua en une spirale étincelante qui s'enfonça à une vitesse vertigineuse dans l'infini.

La fantasmagorie parut vouloir s'ordonner.

Une ville de pyramides rouge vif naquit sur une surface argentée, traversée par un fleuve de bronze liquide. Elle fut aussitôt remplacée par une autre, hérissée de tours filiformes que reliaient entre elles des fils multicolores parmi lesquelles glissaient des nacelles fuselées qui crépitaient d'étincelles.

Des chuchotements s'élevèrent.

—Il continue à rêver comme s'il...

L-Il ne peut pas encore comprendre que...

—Nous devons l'aider à...

—Laissez-moi faire...

L'un des chuchotements devint plus distinct que les autres. Il appela : -Michael... Michael... Regarde-moi... Non pas avec tes yeux... avec tes rêves... Tu n'y arrives pas, n'est-ce pas ? Ce n'est rien... Je vais rêver pour toi...

Le décor changeait à nouveau : une campagne verte, des collines en pente douce et, au sommet de l'une d'elles, une villa pimpante entourée d'un verger où les pommiers pliaient sous le poids de leurs fruits. Sur le seuil de la villa, une jeune femme se tenait, souriante, vêtue d'une robe de toile aux couleurs vives. Elle appela doucement : -Michael...

Soudain, Michael Swain fut rendu à lui-même.

Il sentit, sous lui, un sol couvert d'une herbe épaisse et parfumée.

-Michael, viens ! Viens me rejoindre...

Michael se retrouva debout sans avoir pris conscience de faire un mouvement et s'avança vers celle qui lui parlait.

—Tu... tu n'es pas..., dit-il, sans qu'un son ne sorte de ses lèvres.

—Non, je ne suis pas Veronica, Michael... Et pourtant si ! Je suis Véronica... Telle que tu ne Vas jamais vue dans aucun de tes rêves, car, ce rêve-là, j'étais seule à pouvoir le faire... Mais je puis être une autre Veronica, celle que tu as connue...

Eperdu, Michael vit disparaître la jeune femme et, à sa place, une silhouette de fillette en robe claire.

—Ou la Veronica qui tenait son journal...

Cette fois, ce fut une jeune fille au visage amaigri, aux yeux caves, entourés de cernes, mais dont le regard avait une profondeur saisissante.

—Celle qui... celle qui est morte ! babultia Michael.

—Veronica n'est jamais morte, Michael. Personne ne meurt, jamais ! C'est cela qu'il faut que tu comprennes. Il y a ceux qui rêvent qu'ils vivent et ceux qui savent qu'ils ne vivent qu'en rêve. Tu es maintenant de ceux-là. Tu as eu le courage de plonger dans ce que les autres appellent « la mort » pour leur échapper et venir me rejoindre.

—C'est toi, l'ombre qui es venue si souvent me hanter ?

C'est aussi moi, Michael. Nous sommes chacun une multitude de possibles. Toi, tu es à la fois l'adolescent qui regardait sous les jupes d'une fillette, le jeune romancier débutant qui faisait l'amour sur une plage de Corse à côté d'un château de sable, l'auteur célèbre, grand coureur de jupons, le mari malheureux d'une actrice célèbre et le rêveur qui est allé si loin dans ses rêves qu'il a fini par passer de l'autre côté.

—L'autre côté de quoi ? Du réel ?

—Il n'y a pas de réel, Michael. Tout est rêve pour ceux qui veulent bien s'en apercevoir. Et tout rêve peut engendrer ce que tu appelles le réel. Tu t'es rêvé jadis et, à présent, tu te rêves encore... ou plutôt, je rêve pour toi... Tu n'as pas encore l'habitude...

Michael fit un pas en avant.

—Es-tu bien celle qui me disait si doucement, si tendrement : « Oui, Michael... Tout ce que tu voudras, Michael ? » demanda-t-il.

Le sourire de la jeune femme s'agrandit, devint caressant, chaleureux.

—Oui, Michael... Tout ce que tu voudras, Michael, murmura-t-elle.

—Et je pourrai te toucher, te tenir dans mes bras ?

—Oui, Michael... Tout ce que tu voudras, —Maintenant ? Tout de suite ?

—Viens ! dit Veronica en se détournant.

Ils montèrent ensemble l'escalier aux marches grinçantes, entrèrent dans la chambre où la forme d'un corps était encore marquée sur le lit devant lequel la jeune femme s'arrêta. Michael avança vers elle une main tremblante, la posa sur son bras, sur son épaule, caressa doucement sa joue.

—Tu es réelle, dit-il dans un souffle tremblant.

Instantanément, il ne sentit plus rien sous sa paume. L'image de Veronica était encore là, pourtant, mais son corps était devenu impalpable.

Veronica ! gémit le jeune homme ; tu m'échappes, tu me rejettes !

—Non, Michael. J'essaie de te faire comprendre quelque chose. Aussi longtemps que tu feras une différence entre la réalité et le rêve, tu ne parviendras pas à vivre celui-ci, tu n'arriveras pas à me prendre dans tes bras.

—Pourquoi ? Mais pourquoi ?

—C'est ainsi ! Nous, les rêves, nous sommes plus forts que la réalité dont tu viens et dont tu n'es pas encore entièrement dégagé, je me demande pour quelle raison d'ailleurs...

Elle parut réfléchir un instant et son visage s'assombrit.

—Cette raison, je la connais maintenant, murmura-t-elle; ils essaient de te sauver, làbas, ils multiplient les efforts pour te ramener à eux... Il va falloir que tu luttes encore, mon pauvre Michael, que tu leur résistes, que tu leur échappes à jamais... Mais tu y parviendras, je le sais... Et moi, je t'attendrai ici, ou ailleurs, à ton gré, pour te dire encore une fois : « Oui, Michael... Tout ce que tu voudras, Michael... »

Car je t'aime. Et l'amour, en rêve, est bien plus fort que l'autre...

La nuit se fit brusquement, totale, opaque. Et Michael sentit une douleur affreuse lui traverser le crâne. Il poussa un gémissement...

—C'est incompréhensible, dit le médecin penché sur la forme inerte, hérissée de tubulures de toute sorte ; voilà un homme en coma profond, de stade III, sans aucune réaction aux stimulations douloureuses, sans aucun réflexe nerveux et avec un EEG plat comme ma main...

Et, pourtant, il souffre encore, il se plaint encore...

—Regarde ! s'exclama son collègue en désignant le tracé de l'électroencéphalogramme ; son cerveau s'est remis à vivre, je n'ai jamais rien vu de pareil ! Il faut tout de suite augmenter le débit d'oxygène !

—Pauvre diable ! murmura le premier médecin; dans l'état de ses poumons, c'est comme si nous lui versions de la chaux vive dans la poitrine... Mais il n'y a rien d'autre à faire...

Une coulée de feu se répandit à travers le corps de Michael. Laissez-moi ! hurla-t-il en silence ; laissez-moi, bourreaux de cadavres !

Pourquoi vous acharner ainsi sur moi, moi qui allais trouver la plénitude et la sérénité ? A quoi bon tant d'efforts pour me ramener dans votre monde abject ? A quoi bon ?

Le médecin qui gardait les yeux fixés sur le tracé de MEG eut un sursaut et poussa une faible exclamation.

—Qu'est-ce qui t'arrive, Harry ? demanda son collègue.

Rien... C'est comme un cri qui m'a traversé la tête... Comme si ce malheureux avait tout à coup hurlé « A quoi bon ? »

—H est de fait que nous ne sommes pas exactement en train de lui rendre service, reconnut le premier médecin ; d'après ce que j'ai compris, cet homme est accusé d'assassinat...

En somme, nous nous battons comme des fous furieux pour lui permettre de finir ses jours dans une cellule de prison ou d'asile psychiatrique...

Quel métier !

—Tais-toi ! dit l'autre d'une voix rauque ; je te dis que cet homme essaie de nous communiquer quelque chose, John.

—Qu'est-ce que tu racontes ? grommela ce dernier ; un coma dépassé qui tenterait de... Tu devrais aller prendre un peu de repos, Harry. Tu commences à avoir des visions après cette nuit blanche... et cela n'a rien d'étonnant, après tout !

—Mais enfin, regarde ce tracé, John ! Il nous parle ! Il répète sans cesse la même chose, quelque chose qu'il me semble entendre dans ma tête.

John rejoignit son collègue, leva la tête vers l'écran où une ligne continue oscillait follement, avec des creux soudains et des pointes crochues dont le dessin se reproduisait à une cadence régulière.

—C'est insensé, dit le médecin d'une voix étranglée, on jurerait, en effet, qu'il veut nous faire parvenir un message, un appel au secours... Qu'est-ce que cela peut bien signifier?... Et, moi aussi, il me semble entendre...

je ne sais quoi...

Ses yeux devinrent fixes, comme ceux de Harry. Le corps des deux hommes se raidit peu à peu. L'étrange ligne bleue était de plus en plus aveuglante et le rythme de ses oscillations se précipitait.

—Cet homme est cliniquement mort, Harry, murmura John d'un ton singulier ; il y a quelques minutes encore, son cerveau avait cessé toute activité et, normalement, il ne devrait plus en rester qu'une bouillie gélatineuse... Maintenant, il revit, il est en pleine agitation, il... il s'exprime ! Et, comme toi, j'ai l'impression qu'il s'adresse à nous, qu'il nous supplie ou nous ordonne de faire quelque chose... Crois-tu qu'il souffre ?

— J'en suis certain, souffla Harry qui était devenu très pâle ; il souffre abominablement et tout ce que nous nous acharnons à faire n'aboutit qu'à augmenter cette souffrance... Cette souffrance que je commence à ressentir comme s'il parvenait à me la transmettre par la seule force de sa pensée... John, j'ai mal ! cria-t-il soudain.

J'ai mal, moi aussi, gémit John ; je... je crois que nous devrions...

Que nous devrions le débrancher, acheva Harry, le visage convulsé.

« Oui, oui, débranchez-moi ! dit le cerveau de Michael Swain ; cessez de me torturer inutilement! J'avais presque quitté votre monde, je n'y avais laissé que quelques débris de moi-même, et voilà que vous vous obstinez à me faire revenir...

Laissez-moi ! Laissez-moi retourner à la sérénité bienheureuse que j'ai connue. Cessez de répandre en moi la brûlure de cette vie dont je ne veux plus !

A quoi bon la prolonger à tout prix ? A quoi bon ?

A quoi bon ? A QUOI BON ».

Harry poussa une plainte sourde et crispa ses mains sur sa poitrine. John courut vers le tableau de commande des appareils de survie et, d'un geste sec, rabattit le commutateur. Un long frisson traversa le corps inanimé. Sur l'écran, le tracé bleu eut un sursaut extraordinaire. Puis ses palpitations s'affaiblirent, les creux et les pointes diminuèrent d'intensité et de vitesse. Il n'y eut bientôt plus, en travers de la surface de verre dépoli, qu'un trait rectiligne.

Harry eut un profond soupir. Son corps se détendit. Il se passa une main tremblante sur le front.

—Que... que crois-tu qu'il nous est arrivé ?

demanda-t-il d'une voix creuse.

—Je ne sais pas, Harry, répondit John qui était venu le rejoindre devant l'écran ; en tout cas, cette fois, il est mort et bien mort... Et c'est nous qui l'avons tué, Harry ! Comment avonsnous pu faire une chose pareille ? J'ai... j'ai l'impression que, pendant quelques instants, nous avons été.., comme hypnotisés par les oscillations du tracé... Mais je n'oserais dire cela à personne...

—Moi non plus, souffla Harry ; pourtant c'est bien cela que, moi aussi, j'ai ressenti... Et j'ai cessé d'avoir mal exactement en même temps que lui...

La même vibration sourde emplissait l'espace, la même lumière d'or pâle envahissait l'horizon, les mêmes chuchotements s'élevèrent.

—Cette fois, il est des nôtres...

—Il nous a définitivement rejoints...

—Il pourra enfin rêver comme nous...

—Laissez-le-moi, il m'appartient, dit un chuchotement plus distinct que les autres; Michael...

Viens, Michael...

L'herbe verte et parfumée, la villa entourée de pommiers, le seuil sur lequel se tenait une jeune femme en robe de couleurs vives. Michael fut soulevé par une vague de béatitude. L'instant d'après, des bras se refermaient autour de lui, l'étreignaient avec une force étonnante.

Tu as réussi, Michael, dit Veronica ; tu es arrivé à t'arracher à eux par la seule puissance de ta pensée, de ton rêve ! Jamais aucun de nous n'avait réussi un pareil exploit !

Michael enfouit son visage dans la chevelure soyeuse qui avait le même parfum que l'herbe.

Veronica, souffla-t-il, suis-je enfin libre de rêver comme je le désire ?

—Oui, Michael... Tout ce que tu voudras, Michael...

Ce fut la chambre, la pénombre striée de rayons dorés, le corps laiteux de la jeune femme, son abandon, ses audaces à la fois tendres et passionnées. Longtemps après, Michael, les yeux clos, murmura : —Tu es tout ce que j'aime, Veronica, tout ce que j'ai aimé, la fillette qui me troublait, la jeune fille que j'ai crue morte et désespérément pleurée.

Mais tu es aussi toutes les autres femmes auxquelles je me suis attaché : Jane, Gladys, Barbara...

Et, par je ne sais quel mystère, tu es moi aussi, en même temps.

—Parce que tous les rêves ne font qu'un, Michael ; parce qu'ils forment une gigantesque entité mentale dont tout procède et où tout retourne. Les rêves sont le creuset du monde et les actes de ceux qui veillent — ou croient veiller — sortent de ce creuset avant d'y retomber pour en enrichir la matière. Tu verras et tu comprendras tout cela plus clairement par la suite. Sache, dès à présent, qu'à l'état de rêveur, tu possèdes tous les pouvoirs sur ceux qui ne rêvent pas. Tu peux, à ta guise, modifier le destin, remodeler la vie de quiconque. Il t'est même possible de revenir dans le passé et d'orienter certains êtres dans une voie différente de celle qu'ils ont suivie, de transformer Jatte, Gladys ou Barbara, leur éviter les erreurs qu'elles ont commises, les souffrances qu'elles ont endurées...

Veronica eut un sourire adorable.

—Il n'y a que ton sort et le mien auxquels tu ne peux rien changer. Parce que nous rêvons le même rêve et que celui-ci est merveilleusement réussi...

Mais tous les autres, Michael, tous les autres sont à toi pour l'éternité.

Michael sourit à son tour.

—L'éternité ne sera pas de trop pour que j'intervienne ainsi auprès de tous ceux et toutes celles que j'ai aimés, y compris ce pauvre Gibbson qui, quelles que fussent ses intentions en ce qui me concerne, m'a quand même montré la voie...

Mais il y a quelqu'un que j'aimerais aider tout de suite, avant tous les autres.

—Qui donc ?

—Je ne le connais pas, mais je l'imagine fort bien.

—Je l'imagine aussi, dit Veronica.

—Alors, aide-moi à le trouver et portons-lui secours ensemble... ' Robert Lee se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et considéra avec une grimace écoeurée ce qu'il venait d'écrire : dans l'angle supérieur droit de la page, le chiffre « 1 » et, quelques lignes plus bas, bien au centre, les deux mots « Chapitre premier ». Après, rien. Du blanc. Un blanc de brouillard, de banquise, de suaire pour fantôme, un blanc comme ceux qui figuraient jadis sur les cartes de géographie pour désigner les terres encore inconnues.

Et c'était bien cela, le problème de Robert Lee. Il avait devant lui deux cents feuillets immaculés qu'il allait devoir noircir de mots, de phrases, de paragraphes, deux cents rectangles de papier (21 x 29,7 cm) à découvrir comme autant de territoires inexplorés, à peupler de personnages, d'intrigues, de décors, de dialogues, de péripéties, de rebondissements. Un monde à faire, en somme, un monde dont il était le dieu...

« Alors quoi ? se demanda le jeune homme ; déjà vidé, à sec, en panne ? J'ai des idées plein la tête, des notes plein mes dossiers, mais rien ne vient, rien ne prend forme. Je pourrais aussi bien être analphabète ! Il me Manque je ne sais quoi, l'imagination, l'inspiration, le souffle...

Oui, c'est cela, le souffle... Ce quelque chose d'indéfini qui ressemble à un rêve sans en être vraiment un. Mais comment rêver sur commande? »

Il prit une autre cigarette sans se rendre compte que la précédente continuait à se consumer toute seule dans le cendrier... Et, soudain, le souffle fut là, venu de nulle part. Il y eut d'abord une idée, puis une autre qui s'enchaîna parfaitement à la première, puis une troisième...

Robert Lee eut une exclamation enchantée. Il attira vers lui sa machine à écrire. Ses doigts se mirent à courir sur le clavier à une vitesse grandissante. Une ligne naquit, une deuxième, un paragraphe entier. Les phrases naissaient si vite dans le cerveau de Lee qu'il avait du mal à les suivre.

Quand il fut au bas de la page, il s'arrêta, se relut, secoua la tête. « Je n'ai jamais si bien écrit, pensa-t-il ; je n'ai jamais si bien rêvé... »